Fiers ou honteux ? Qui sont les “transclasses” ?

Fiers ou honteux ?

Qui sont les “transclasses” ?

 

Philosophe et professeur à la Sorbonne, la Savoyarde Chantal Jaquet s’interroge depuis longtemps sur les individus qui changent de classe sociale. Quels sont leurs points communs ? Pourquoi ressentent-ils souvent de la honte ? Elle vient de publier la Fabrique des transclasses. Entretien. Par Maud Guillot.

 

Qu’est-ce que vous appelez les “transclasses” ?

Chantal Jaquet : C’est un néologisme que j’ai forgé pour désigner les individus ou les groupes qui changent de classe sociale, dans un sens comme dans l’autre. Soit parce qu’ils passent d’un milieu défavorisé à un milieu aisé, soit l’inverse. Avec le suffixe “trans”, j’insiste sur le passage. On parle en effet de “mobilité sociale” mais est-ce que cela bouge réellement et quels sont les facteurs de ce changement ?

En fait, vous vous intéressez à ce qu’on appelle parfois les “parvenus” ou les “déclassés” ?

Oui, mais à travers ces expressions péjoratives, on sent bien le jugement moral qu’on leur applique. Le “parvenu”, par exemple, usurpe un peu une place qu’il ne mérite pas et porte encore les traces de ses origines. J’aurais pu garder le terme de “transfuge”, mais il est marqué par l’image de la désertion, de celui qui fuit et rejette son milieu d’origine. Or ce n’est pas toujours le cas, par exemple quand l’enfant est porté par sa famille vers un autre sort que le sien. Ou quand la classe dominante produit des transclasses pour avoir une main d’œuvre qualifiée et qu’on a donc une aspiration par le haut. Le terme “transclasses” permet de recouvrir tous les cas de figures, de façon neutre.

Est-ce que ces changements de classe sont un phénomène contemporain ou est-ce que cela a toujours existé ?

Ce phénomène est fonction de la nature des sociétés et de leur aptitude à provoquer des changements à l’intérieur d’elles-mêmes sans se révolutionner. On parle de transclasses quand il y a un ordre social établi et que ces modifications interviennent à la marge sans mettre en péril l’équilibre de l’ensemble. Au XIXe siècle, avec l’industrialisation, on a formé les classes populaires, paysannes, vers des métiers qualifiés. Ce qui a généré des transclasses. Même chose après les guerres avec les besoins de la reconstruction. Mais ce phénomène est aussi variable géographiquement.

En Inde, le système bien ancré des castes empêche par exemple les transclasses...

Oui, mais il y a des blocages moins évidents. Les Etats-Unis qui sont considérés comme le pays du self-made-man ont en réalité une très faible mobilité sociale, contrairement aux pays scandinaves. La France se situe elle dans la moyenne en matière de reproduction : sept enfants d’ouvriers sur dix seront des ouvriers, de même chez les cadres.

Alors comment expliquez-vous la persistance de ce mythe américain ?

C’est une fiction qui, en rendant l’individu responsable de ce qui lui advient, permet d’exalter l’individu qui réussit… et de culpabiliser ceux qui échouent. Cette figure sert à maintenir l’ordre social. Si des individus peuvent s’en sortir, c’est que cet ordre est juste. Mais en réalité, les pauvres restent pauvres.

Mais est-ce que le terme de classes que vous utilisez est encore opérant aujourd’hui, quand on sait que certains cadres ou petits patrons gagnent 2000 euros par mois ? Est-ce que votre approche n’est pas avant tout marxiste ?

Le concept de classes existait avant Marx. Et il a encore une réalité aujourd’hui. Ce qui définit une classe, c’est bien sûr le capital économique, c’est-à-dire la richesse, mais pas seulement ! Il y a aussi le capital culturel à travers l’éducation, le capital politique c’est-à-dire le pouvoir dans la société et le capital symbolique qui peut être lié à l’appartenance à une grande famille. Si on est riche, cultivé, avec des réseaux, on n’a pas la même position sociale qu’un pauvre qui n’a pas fait d’études. Ça semble évident. Mais il y a des variantes à la marge : il y a effectivement des cadres dont le capital économique est proche de l’ouvrier mais dont le capital culturel s’assimile à la bourgeoisie. Il n’en demeure pas moins que la société est traversée par de profondes inégalités. Il y a des dominants et des dominés.

Est-ce que ces transclasses ont des caractéristiques particulières ?

Chaque parcours est singulier. Certains transclasses sont rongés par la culpabilité, d’autres sont fiers. Tout dépend du discours qui est tenu par les parents et l’entourage mais aussi par la classe d’arrivée. Si on y valorise ces parcours atypiques, on aura moins de mal que si on vous regarde comme un intrus.

Mais vous évoquez la honte comme un marqueur du parcours des transclasses...

Il y a en effet une phase durant laquelle il peut éprouver de la honte, difficile à reconnaître parce qu’il a aussi honte d’avoir honte. Le transclasse ne peut s’empêcher de redouter le regard de quelqu’un qui le jugerait comme inférieur. Il a peur de ne pas être à la hauteur. Cela passe parfois par un refus d’être assimilé au milieu d’origine, donc par une forme de reniement. Ou par la recherche de quelque chose de valorisant : un diplôme, un exploit sportif… Il peut aussi se sentir coupable d’avoir laissé les autres derrière lui.

Vous parlez également de “flottement identitaire”...

Le transclasse appartient à deux milieux, vit dans un entre-deux, ce qui suppose une grande flexibilité. Surtout quand il y a un très grand écart. Il doit comprendre les codes et les conventions propres à chaque milieu. Au départ, il transpose ses propres codes dans son milieu d’arrivée, ce qui ne passe pas ! Il va falloir qu’il se dés-identifie, mais comme il n’a pas bien intégré les codes du nouveau milieu, cela peut provoquer des complexes. Mais on peut aussi prendre ces “maladresses” pour de l’audace !

Justement, ce changement de classe ne peut-il pas être vécu positivement ?

Si, le transclasse peut aussi en tirer une incroyable force. Il intègre mieux les réactions des uns et des autres, sans préjugé. Il peut comprendre que tous ces codes sociaux sont construits. Cela l’amène à relativiser, à prendre une distance critique, et à retrouver une forme de liberté. On dit même que les transclasses ont une plus grande disposition à la transgression, car ils ont déjà violé leurs propres règles en changeant de classe. Ce passage de frontière les désinhibe, leur permet d’avoir moins peur et d’avoir moins d’attitudes convenues. Le transclasse peut injecter de la différence dans un monde uniforme. Sauf, bien sûr, s’il devient hyperconformiste et conforte lui aussi la domination...

Ces explications permettent de mieux comprendre l’attitude parfois inadaptée de joueurs de foot qui sont, en réalité, des transclasses...

Complètement. Ils sont souvent issus de milieux très défavorisés et deviennent brutalement très riches. Mais ils n’ont pas la culture et les moeurs de la bourgeoisie financière. Ils font donc l’objet de critiques. C’est comme une effraction dans un autre monde. Mais cela peut entraîner des troubles chez eux : ils sont admirés mais ils doivent être exemplaires. On leur demande plus que ce qu’ils peuvent donner. C’est injuste.

Les rapports avec le milieu d’origine sont-ils toujours compliqués ?

Le milieu d’origine peut être ambivalent : il peut éprouver une grande fierté, tout en testant le transclasse afin de vérifier qu’il est toujours bien du même monde. Exemple, il faut reprendre son accent, celui-là même qu’on dissimule lorsqu’on change de milieu. La question qui sous-tend ce comportement est : "Est-ce que tu resteras simple ?"

Pourquoi certains individus deviennent-ils transclasses et pas d’autres ?

On ne quitte pas un milieu social si on en est parfaitement satisfait. Il y a toujours quelque chose de l’ordre de la souffrance. Ensuite, on pense souvent trouver des explications dans la personnalité, la force de l’individu. Comme s’il "s’autocréait".

C’est ce qu’on appelle le “mérite”...

Oui, mais une personnalité n’existe pas en soi. Nous sommes façonnés par le monde, par nos relations. La place dans la fratrie joue un rôle tout comme les désirs des parents. Pourquoi les enfants d’une même fratrie n’ont pas la même trajectoire ? Fille ou garçon, aîné ou cadet, préféré ou vilain petit canard... ça peut jouer. Il faut aussi tenir compte des rencontres et des institutions, qui peuvent donner des moyens matériels comme les bourses.

Vous ne croyez donc pas aux capacités individuelles ?

Pour moi, la part de l’inné est loin d’être décisive. Sans une famille attentive et des conditions économiques sociales favorables, on a peu de chance de s’en sortir. Il y a beaucoup de Mozart assassinés. Le mérite n’est que le nom que l’on met sur un héritage social et familial.

Mais comme on ne peut pas collectiviser les enfants et les élever ensemble pour respecter l’égalité des chances, comment est-ce qu’on fait ?

On peut déjà essayer de comprendre. Pour désirer autre chose, il faut d’autres modèles que ses parents ou ses voisins. Il faut trouver des figures d’identification. Puis il faut avoir les moyens économiques de réaliser cette envie. 

Vous n’êtes donc pas très en phase avec Emmanuel Macron qui met en avant la méritocratie...

Dans la méritocratie, il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas. Il y a les élus et les exclus. Que dire à celui qui essaie mais qui n’y arrive pas ? Est-il responsable de ce qui lui advient ? La vraie question n’est pas de faire un tri ou de mettre en compétition mais de porter chaque personne au maximum de ce qu’elle peut.

Mais dédoubler les classes de CP en REP va dans le bon sens...

Oui, mais il faudrait aller plus loin. Pourquoi imposer à une classe d’âge d’évoluer de façon uniforme ? Chaque enfant évolue à son rythme. Dans le système scandinave qui est loué pour ses performances, il n’y a pas de notes et les enfants ne restent pas assis. Tout ne devrait pas être joué à 18 ans. On devrait pouvoir reprendre des études à n’importe quelle période de la vie. Le système éducatif est donc décisif. Mais plus généralement, il faudrait donner des moyens économiques comparables. Il faudrait réellement réduire les inégalités    pour détacher le revenu de la performance.

C’était un peu une des des revendications des Gilets jaunes....

Oui si on prend la peine d’entendre les revendications, il y a quand même l’idée d’un appauvrissement économique et d’une grande injustice sociale. Mais aussi d’une perte de capital politique : la société n’est pas assez démocratique car leur voix ne compte pas.

 

La Fabrique des transclasses Chantal Jaquet et Gérard Bras, PUF, 21 euros

 

Auteur “transclasse”

Chantal Jaquet est elle-même un exemple de tranclasse. Elle est née dans un petit village du massif de la Vanoise, en face de Courchevel. “C’était très pauvre. Les gens ne parvenaient pas à vivre de l’agriculture à cause de l’altitude et ils travaillent aussi dans une mine” raconte-t-elle. Mais elle suit de brillantes études en étant reçue première à l’Ecole Normale de Savoie. Destinée à devenir institutrice, elle obtient l’agrégation de philosophie. Spécialiste de Spinoza, elle enseigne désormais à l’Université Paris 1. Se sent-elle coupable de cette “ascension sociale” au point d’en faire un objet d’études ? “Non, ce qui m’a amené à réfléchir c’est de traverser des mondes sociaux différents et de comprendre pourquoi cela avait été possible pour moi...”