Réouverture de l’Espace Malraux

La scène nationale de Chambéry réintègre ses murs en décembre après deux ans de travaux. L’Espace Malraux peut désormais accueillir les plus grands spectacles grâce à des améliorations techniques. Mais la transformation va bien au-delà, avec la création d’un tiers-lieu, la programmation de spectacles plus ludiques et la délocalisation hors du théâtre. Interview de Marie-Pia Bureau, directrice de l’Espace Malraux depuis 2013. Par Clotilde Brunet

 

Comment se sont passées ces deux années de travaux ?

Marie-Pia Bureau : On s’est retrouvé hors les murs et on a développé un projet très particulier, qu’on a surnommé la “nomadie”. D’autres institutions culturelles en travaux ont choisi de reconstruire une structure ou de s’installer sous un chapiteau. Au contraire, j’ai décidé de profiter de la contrainte de ne plus avoir de grande salle pour réaliser un vrai projet de territoire. On disposait quand même du Théâtre Charles Dullin qui est petit mais qui permet d’accueillir des spectacles traditionnels. Et on a donné beaucoup de spectacles en extérieur.

Comment s’est traduite votre “nomadie” ?

On a organisé une Moonboots Party sur une piste de ski à La Feclaz, des circassiens ont joué sur le lac du Bourget, on a proposé une itinérance à vélo autour de Chambéry qui menait à plusieurs spectacles… On a aussi testé une nouvelle forme avec la compagnie de cirque du Fil à Retordre, basée à Pont-de-Beauvoisin. Un jeu qui inclut des participants. Des groupes de survivants devaient échapper à des zombies dans le conservatoire de Chambéry. Ce parcours d’1h20 amenait le public à la rencontre de circassiens et de comédiens. On a dépassé les 800 entrées en deux jours pendant les dernières vacances de février !

Vous avez donc réussi à rajeunir votre public ?

Oui, le public d’une vingtaine d’années s’est déplacé en nombre quand on a proposé du jeu ou des soirées électro bains chauds dans une usine désaffectée. Et puis les trentenaires et les quarantenaires étaient très présents lors des spectacles en extérieur. Ce sont souvent de jeunes parents qui ont envie de venir mais avec des enfants. Dehors, c’est moins grave s’ils font du bruit, ils peuvent sortir facilement… Ça nous amène à réfléchir car on va rentrer dans les murs du théâtre mais il ne s’agit pas de mettre de belles pantoufles toutes neuves. On se demande comment garder la souplesse qu’on a eue en “nomadie” au théâtre.

Quel bilan tirez-vous de cette “nomadie” ?

Un bilan positif car la “nomadie” a servi à changer l’image de la scène nationale qui était perçue comme hors-sol. Comme si un projet labellisé avec l’État ne pouvait pas être en adéquation avec le local ! Certains spectacles programmés étaient à la limite pour une scène nationale mais j’ai tendance à demander pourquoi il y aurait des limites ?

Combien ont coûté les travaux ?

Le budget total s’élevait à 12 millions d’euros. Le projet a été porté par la Ville de Chambéry et accompagné par un plan État-Région. L’agglomération Grand Chambéry et le Conseil départemental ont également participé. L’Europe nous a aidés sur les questions énergétiques.

Vos relations avec la mairie se sont donc améliorées après la baisse de 22 % de la subvention en 2015 ?

De toute évidence car après 2015, il y a 2016 et à ce moment-là, la Ville s’est engagée dans des travaux pour rénover son théâtre. Ça prouve qu’on n’était pas sur un refus de voir un théâtre à Chambéry. Lors des coupes budgétaires Chambéry avait de réels problèmes de surendettement. Et je crois que la mairie n’avait pas tout à fait saisi le fonctionnement de nos budgets. Aujourd’hui, elle nous accompagne, ne serait-ce que parce qu’elle a investi dans la rénovation du bâtiment, pas seulement pour avoir des murs mais aussi pour avoir un projet à l’intérieur.

En quoi ont consisté les travaux ?

D’une part, à la remise aux normes comme l’accessibilité handicap et l’électricité. Le bâtiment a ouvert en 1987, il avait donc 30 ans quand on l’a fermé pour travaux en 2017. Il était également très énergivore. D’autre part, les travaux nous ont permis de remettre à niveau l’équipement scénique, pour être capable d’accueillir les spectacles des plus grandes scènes nationales et internationales. On avait des limites techniques jusqu’à présent. Ce n’est pas très spectaculaire pour le public mais nous avons informatisé toute la partie au-dessus de la scène qui permet de monter et descendre les décors.

Vous avez également aménagé de nouveaux espaces ?

Oui, on a équipé un studio de répétition en une salle qui permet d’accueillir 100 personnes pour des solos ou des spectacles jeune public. Une grande salle de réunion a également été transformée en salle de répétition dédiée au collectif de notre tiers lieu.

Et comment va fonctionner ce tiers lieu ?

Une association, composée de trois compagnies et d’une restauratrice, sera décisionnaire. Le restaurant sera ouvert tous les midis et les soirs de spectacle en version snack. Il fonctionnera selon un principe d’économie circulaire c’est-à-dire que si l’on dégage des bénéfices, ils seront reversés au profit d’une activité ou d’une résidence d’artistes. Une petite scène permettra à des compagnies de présenter des morceaux de travaux ou même à des amateurs. On est en train d’inventer les activités de ce tiers lieu, des soirées débats, des échanges de savoir… Ce n’est pas seulement le bâtiment de l’Espace Malraux qui est nouveau mais également le projet.

Qu’en est-il du cinéma dont vous disposez ?

Une partie de la programmation sera proposée par le tiers lieu et des associations de Chambéry. Il ne s’agit pas de prêt de salle mais de co-construction. Ils proposent une thématique ou un film et on les accompagne pour monter leur projet. En échange, on leur demande de partager l’événement avec leurs réseaux de manière à faire découvrir l’Espace Malraux à un nouveau public.

Des artistes associés participent aussi la programmation de l’Espace Malraux ?

Oui, nous travaillons avec quatre artistes associés : Fanny de Chaillé, Mohamed El Khatib, Phia Ménard et Sarah Murcia. Un axe de programmation a été confié à Fanny de Chaillé, qui s’intéresse à la question de l’adolescence. Elle a imaginé un centre aéré animé par des artistes. Des adolescents seront présents pendant un mois et participeront à des ateliers artistiques ou encore de radio. La programmation qu’on co-signe avec Fanny est pour une grande part faite de spectacles joués par des enfants et des adolescents. Ils vont également construire une programmation de cinéma, guidés par le réalisateur Laurent Cantet (Entre les murs) qui va encadrer une masterclass.

Finalement, est-ce que l’héritage de votre “nomadie” se ressent déjà dans cette saison de réouverture ?

Oui, on va continuer les ciné-karaokés. Le principe est simple, les gens chantent devant un film. Ça fait venir un public très varié qui n’est pas le public cinéphile habituel. On est aussi en train de monter un banquet pour la période de Noël. Les convives devront avoir participé en amont soit à un atelier de cuisine, soit à un atelier de déco. En début de soirée, ils verront un spectacle très familial et quand ils ressortiront, la table sera dressée.

Ce sont des propositions très ludiques !

Les propositions ludiques et les têtes d’affiche, ce sont les deux types de propositions artistiques qui remplissent facilement ! Les gens se disent que ça a l’air marrant. Mais attention, ces spectacles sont d’un haut niveau d’exigence artistique et j’y tiens. L’idée n’est pas que ce soit la foire à la saucisse ! Cependant on voit bien que le public a besoin de s’amuser et de se sentir inclus.

Explorez-vous le numérique ?

Oui, avec Eden qu’on accueille en mars notamment. Ce spectacle a été monté par Hugo Astier qui vient du monde des images de synthèse et Cyril Test du théâtre. Les participants portent des casques de réalité virtuelle et leurs regards font pousser une forêt en 3D. Ceci-dit je me méfie du numérique dans le sens où il ne donne pas du talent, c’est un outil mais un spectacle ne peut pas reposer uniquement là-dessus.

D’autres projets vous tiennent à cœur ?

On a la chance à Chambéry d’être situé en zone transfrontalière, ce qui nous apporte des financements et il faut le souligner. Mais cela nous apporte surtout des relations avec nos voisins. Nous réfléchissons avec les Turinois sur ce que les centres de production artistique peuvent apporter à ce territoire montagnard. On a mené des expériences, des promenades chorégraphiques autour d’un refuge, la réalisation d’un audio-guide sur le Mont-Cenis par Fanny de Chaillé… Ou encore une performance sur falaise par Pierre Giorgio Milano et d’autres artistes de cirque et grimpeurs. L’intérêt du public est assez dingue ! Ils sont très heureux de voir des spectacles dans des sites naturels, mis en valeur. Il faut sortir davantage de théâtre et inventer.

Et vous attirez un public qui ne viendrait pas forcément jusqu’à Chambéry…

On le faisait déjà avec Malraux nomade en allant jouer dans les vallées. Mais ce n’est pas qu’une question d‘accessibilité à la culture mais aussi de rôle de l’artiste. Car il est obligé de s’inscrire dans un territoire, de regarder ses problématiques et d’imaginer des créations en fonction.

Est-ce que vous travaillez également avec la Suisse ?

Oui, nous préparons des productions communes avec le théâtre de Vidy-Lausanne, St-Gervais à Genève et Bonlieu à Annecy. On n’est pas dans l’exotisme mais les pratiques sont légèrement différentes. C’est toujours enrichissant de travailler ensemble.

Vous militez pour un théâtre ancré sur son territoire ?

Oui, on pense que nos types d’établissements publics doivent évoluer, ne serait-ce que pour être fidèle au “pour tous”, qui était l’idée de Malraux dans un contexte de décentralisation. Aujourd’hui, des tas de productions ne sont pas parisiennes. Ce serait une erreur de considérer qu’un théâtre peut être hors-sol, qu’une bonne programmation se construit à l’identique à Chambéry, à La Rochelle, ou à Cherbourg… Il faut forcément qu’il existe une empathie avec les acteurs du territoire et que cela participe à une dynamique.